Le marché des antidépresseurs en France de 2008 à 2013
1. Introduction : histoire résumée des antidépresseurs
La première génération : IMAO et tricycliques.
Les antidépresseurs ont été découverts par hasard dans les années 50. En 1952 on remarque lors d'essais sur des patients atteints de tuberculose qu'un opiacé, l'iproniazide, a un effet d'agitation et euphorisant sur ces patients. En 1957 le Dr Kleine publie des résultats sur sa patientèle privée - 9 patients - montrant qu'il pouvait éviter les électrochocs à certains grâce à ce produit. Il en montre également le mécanisme biologique : inhibition de la monoamine oxydase, enzyme d'élimination naturelle de la sérotonine, d'où l'acronyme "IMAO". Un an après sa publication, 400.000 patients étaient traités aux USA, et, bien que les résultats soient mitigés, le choix entre ce type de produit et l'électrochoc fut vite fait. Les antidépresseurs étaient nés, et la plupart des laboratoires sortirent rapidement de nombreux produits, dont certains sont encore en usage.
La seconde et la troisième génération : ISRS, puis IRSNa et atypiques
Les effets secondaires assez terribles des antidépresseurs tricycliques et IMAO, ont conduit les chercheurs à mettre au point, intentionnellement cette fois-ci, de nouvelles classes de molécules, moins systématiques sur le circuit de la sérotonine. Le marché gigantesque (10 à 20% de la population occidentale est concernée par la dépression) justifie tous les investissements, et toutes les commercialisations parfois peu prudentes.
Les ISRS : au lieu de bloquer l'enzyme qui élimine la sérotonine et donc provoquer des concentrations énormes et mal maîtrisées de sérotonine, ils parviennent à augmenter sa concentration en agissant sur sa recapture (le système naturel d'équilibrage par des récepteurs HT) de manière sélective, d'où le terme "inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine - ISRS", ayant donné lieu à toute une famille. Le pionnier est le Prozac (fluoxétine) dans les années 80.
Les IRSNa et autres classes "atypiques". D'autres classes suivirent dans les années 1990, vu le faible effet des ISRS comparés aux anciens AD, en tentant d'agir partiellement sur plusieurs neurotransmetteurs : IRSNa - inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline, antagonistes alpha-2, etc. En 2009, Servier s'est même essayé à un produit original et aux allures prometteuses : l'agomélatine (Valdoxan), qui n'agit pas du tout sur la sérotonine, mais uniquement sur la dopamine et la noradrénaline, tout en stimulant la mélatonine, hormone du sommeil.
Aujourd'hui : la leçon de l'expérience
Toutes ces molécules de seconde et de troisième génération eurent un succès certain, mais leurs effets n'ont jamais été correctement démontrés sur la dépression majeure. Au moins elles sont de bons placebos, l'effet placebo étant assez efficace sur la dépression sévère : 30% de réussite. Le risque est limité en nombre et fréquence, mais très important en sévérité : états ultra-violents, problèmes hépatiques ou cardiaques létaux, passage à l'acte suicidaire ou hétéro-agressif, consommation addictive. Ces "inconvénients" ont conduit à l'interdiction partielle, ou à des avertissements dissuasifs de leaders du marché, dont deux de Servier : le Stablon (tianeptine) dont la prescription a été limitée à 28 jours en 2013 (1), le Valdoxan (agomélatine), également de Servier, contraint à écrire à tous les médecins pour avertir de problèmes hépatiques sévères (2). Cette liste est loin d'être exhaustive.
Devenue prudente - plus que pour les antipsychotiques - et montrée du doigt un temps pour sa place de premier consommateur mondial d'antidépresseurs, la France n'a pas autorisé certains "nouveaux" produits comme le Zyban (bupropion) de GSK pour la dépression (mais curieusement l'a autorisé pour le sevrage tabagique), et est désormais circonspecte quant aux promesses des fournisseurs de ce marché qui reste l'un des plus convoités de toute l'industrie pharmaceutique.
Lundbeck, non inquiété et grand bénéficiaire de ce marché, réinvestit ses bénéfices faramineux dans le lobbying professionnel, et teste de manière "plus ou moins régulière" (3) divers produits destinés à mettre sur le marché un nouveau "block-buster". Le Seroplex (escitalopram) a ainsi suivi le Seropram (citalopram) dont il est un sous produit (métabolite), une fois celui-ci devenu moins rentable, et pour une amélioration contestée du service rendu ; il y a fort à parier qu'un produit "bien meilleur" sortira comme par hasard prochainement pour maintenir des bénéfices énormes.
Enfin, ceux qui pensent encore qu'une molécule miracle peut soigner la dépression, attendent avec impatience qu'un "ketamine-like" obtienne une autorisation. Cette molécule est estimée trop dangereuse pour être commercialisée, mais ses promoteurs, des psychiatres en lien avec l'industrie, et qui écrivent dans diverses revues ou ouvrages - mettent en avant son effet immédiat (2 heures).
Le présent article analyse ces tendances au moyen des chiffres de ventes disponibles sur le site de la caisse primaire d'assurance maladie française.
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(1) Le 3 septembre 2012, le Stablon (tianeptine, Servier) s'est vu interdire de prescription pour plus de 28 jours, et a été ajouté à la liste des produits en "surveillance renforcée en addictovigilance", suite à deux enquêtes (2005 et 2011) relatives à des addictions à ce produit. Source : ANSM - fiche Stablon
(2) Voir Valdoxan (agomélatine), l'antidépresseur de Servier : inefficace et dangereux.
(3) Voir l'Affaire Christian Gaussares, psychiatre ayant effectué des "études" sur des personnes à risque, sous la pression notamment financière du laboratoire Lundbeck, condamné suite à la plainte de la famille d'une personne s'étant suicidée lors des essais.
2. Les ventes globales en France

Toutes classes d'antidépresseurs, hors prescription à l'intérieur des établissements de santé - Source : Assurance Maladie
Après des années de croissance explosive, la France enfin amorce une stabilisation de sa consommation d'antidépresseurs. Les chiffres restent toutefois extrêmement élevés pour ces médicaments dont la plupart sont vendus à très bas prix. 45 millions de boîtes signifient que près de 4 millions de français en consomment toute l'année, soit plus de 6 % de la population - une personne sur vingt. Le chiffre d'affaire de 500 millions d'euros, bien que constitué en majorité de produits génériques, n'a pas vraiment baissé et encourage les laboratoires à poursuivre les recherches et le lobbying pour influencer les faiseurs d'opinion, sur l"espoir" résidant dans telle ou telle nouvelle molécule.
Pas un mois ne s'écoule en effet sans qu'un magasine ne cite les "espoirs" de tel ou tel professeur de psychiatrie français dans telle ou telle "nouvelle" molécule. Les liens d'intérêt de ces psychiatres, en violation de la loi (4), ne sont bien sûr pas cités dans ces articles. Un exemple parmi des dizaines : le numéro spécial d'avril 2015 de "Sciences et Avenir", journal qui nous avait habitué à plus de sérieux.
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(4) Voir Liens d'intérêt entre laboratoires et psychiatres : où en sommes-nous ? - 2014
3. Antidépresseurs "anciens", vs antidépresseurs "nouveaux"

La consommation en volume des différentes classes semble stabilisé à un haut niveau pour les ISRS, que la 3eme génération n'a pas remplacé.

Les produits récents représentent naturellement un chiffre d'affaire relativement plus important, en baisse pour les seuls ISRNa qui passent progressivement dans le domaine générique.
4. La stratégie des laboratoires
La France ne semble pas la priorité d'investissement marketing des laboratoires sur les antidépresseurs. Il y a en effet un "potentiel de croissance", c'est à dire un "marché à créer" plus important dans les pays émergents, ou en crise.
La France dans son ensemble a visiblement été saturée et commence à comprendre que ces produits ne représentent qu'un intérêt très ciblé sur des indications bien particulières, et que sa consommation est largement excessive. La campagne d'information qui a fait suite un rapport largement diffusé et débattu en 2008 sur l'excès de consommation d'antidépresseurs en France a certainement joué un rôle important. Le business naturopathe a exploité ensuite intensément et dangereusement toute l'argumentation "anti", dans un but également intéressé, et que nous dénonçons aussi (5).
Les laboratoires tentent bien sûr de redémarrer une croissance à 2 chiffres en continuant d'investir les réseaux d'influence (professeurs de psychiatrie, associations...), mais dans un bien moindre acharnement que pour l'actuel marché "neuf" des antipsychotiques atypiques, ou des produits anti-alcoolisme, dont le public ne connaît pas encore bien les inconvénients à long terme. (6, 7)
Il est certain toutefois que, le réseau d'influences étant en place, et la croyance encore solide du pays d'Astérix dans la pilule magique qui résout tous les problèmes, l'arrivée de nouveaux produits sera encore accompagnée de force publicité, études plus ou moins biaisées, reprises en choeur par les faiseurs d'opinion aux liens d'intérêt toujours forts. Il n'est que de constater les budgets investis par les leaders du marché (Lundbeck en tête) en communication pure, pour être certain que l'autorisation du prochain produit donnera lieu à quantité d'articles dithyrambiques, annonçant, avec la caution d'un professeur de psychiatrie qui omettra de mentionner ses liens d'intérêt, la nouvelle pilule miracle.
Malgré ceci, les français seront-ils désormais plus circonspects sur les antidépresseurs qu'ils ne l'ont été par le passé ? Les dernières statistiques permettent de l'espérer.
(6) Voir nos articles "Statistiques des consommations d'antipsychotiques ou neuroleptiques en France : 2008-2013" et "Troubles liés à l'alcool"
(7) Voir notre article "Liste de psychiatres en infraction à la loi sur la publication des liens d'intérêts"
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Hélène Verdoux, Professeur de psychiatrie à Bordeaux, Hôpital Charles Perrens, déclare dans un ouvrage universitaire consacré aux antidépresseurs : "Au total, même si l'augmentation des prescriptions des antidépresseurs a clairement eu un impact bénéfique pour l'industrie pharmaceutique, l'impact en terme de santé publique n'est pas clairement démontré à ce jour"
Source : "Les antidépresseurs" Lavoisier, 2013, chapitre 12 "Pharmaco-épidémiologie"
Précisons qu'Hélène Verdoux est l'un des rares professeurs de psychiatrie ayant contribué à cet ouvrage en n'ayant aucun lien d'intérêt avec l'industrie pharmaceutique, déclaré ou effectif.
5. Chiffres des ventes par antidépresseur

Le Deroxat-paroxétine est le plus consommé, juste devant le Seroplex-escitalopram. Par contre le second étant beaucoup plus cher, et non encore générique, il fait de Lundbeck une puissance financière redoutable sur ce marché, sans gros concurrent. Lundbeck a donc pris la place de leader du chiffre d'affaires à GSK, et entend continuer sa progression.
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Évolution des ventes 2008-2013 pour les 11 antidépresseurs les plus consommés
1er - Deroxat-paroxétine

2e - Seroplex-escitalopram


4e - Prozac - fluoxétine

5e - Zoloft - sertraline

6e - Miansérine

7e - Laroxyl-amitriptyline

8e - Seropram-citalopram


10e - Norset-mirtazapine

11e Anafranyl-clomipramine
Annexe : Liste des antidépresseurs et de leurs autorisations en FranceClassée par ancienneté de chaque catégorie. Sauf exceptions, seuls les antidépresseurs encore autorisés en France sont listés.
(1) Notre article détaillé, s'il existe est accessible en cliquant sur le nom commercial du produit. (2) Indications de l'ANSM. Consulter la fiche de chaque produit en cliquant sur le nom du produit, pour plus d'informations sur les indication et le contexte, l'efficacité réelle, les effets indésirables et les contre-indications. A défaut, consulter le site officiel : http://base-donnees-publique.medicaments.gouv.fr (3) Pour une dose mensuelle moyenne. (4) Le symbole 2I signifie "en deuxième intention", ce qui signifie que son rapport bénéfice risque est inférieur à un autre traitement dit de "première intention", et qu'il ne doit être prescrit qu'en cas d'échec ou d'impossibilité de prescrire ce dernier (5) [url=/t80-episode-depressif-majeur-definition-dsm-iv]EDM : Episode dépressif majeur[/url], auquel le terme "caractérisé" est adjoint pour bien préciser que les critères précis doivent obligatoirement être remplis. La mention d'épisode dépressif majeur caractérisé se trouve en général dans une indication des produits les plus dangereux en terme d'effets indésirables et interactions, ce, pour en limiter le plus possible l'usage. EDM-P : indication pour la prévention des récidives d'EDM. (6) ED : Episode Dépressif : terme vague, qui en général englobe tous types de dépression : légère, moyenne sévère. (7) [url=/t64-trouble-obsessionnel-compulsif-definition-dsm-iv]TOC : Trouble Obsessionnel Compulsif[/url] ( 8 ) [url=/t59-attaque-de-panique-definition-dsm-iv]AP : Attaques de panique[/url], traitement préventif (9) DNA : Douleurs neuropathiques adulte (10) [url=/t351-enuresie-definition-dsm-iv]EE : Enurésie Enfant[/url] (11) DR : Douleurs résistantes (12) Pas d'AMM en France, mais une ATU - Autorisation temporaire d'utilisation, accordée en 2013 (13) [url=/t129-phobie-sociale-ou-anxiete-sociale-definition-dsm-iv]PhS : Phobie sociale[/url] (14) [url=/t132-trouble-anxiete-generalisee-et-hyperanxiete-de-l-enfant-definition-dsm-iv#top]TAG : Trouble Anxiété généralisée[/url] (15) [url=/t130-etat-de-stress-post-traumatique-espt-definition-dsm-iv#top]ESPT : Etat de stress post-traumatique[/url] (16) [url=/t475-boulimie-bulimia-nervosa-dsm-iv#top]BO : Boulimie[/url] "en complément d'une psychothérapie" (17) DNDP : Douleur Neuropathique Diabétique Périphérique (18) [url=/t197-troubles-lies-a-la-nicotine-dependance-sevrage-dsm-iv#top]SN : Sevrage de nicotine[/url] "en complément d'une thérapie ou d'une forte motivation" Revenir au sommaire de l'article |